Monsieur Chapoutot, professeur d’histoire à la Sorbonne, est l’auteur d’une thèse hardie sur les supposées racines national-socialistes du management. Son travail, intitulé Libres d’obéir : le management, du nazisme à aujourd’hui, a fait l’objet d’une publicité bienveillante, dans des milieux où la rigueur scientifique n’est pas nécessaire, mais où l’imaginaire est propice aux engouements naïfs de toutes sortes.
Résumons cette thèse. Le régime nazi, enseigne l’auteur à ses étudiants de la Sorbonne, s’est occupé de rationaliser la menschen führung, la direction des hommes. Pour obtenir beaucoup de la force productive (aujourd’hui appelée ressource humaine, une expression que l’auteur juge affreuse, pourquoi pas en effet, parce qu’elle assimile le travailleur aux autres ressources comme celles des mines, des gisements, des réserves halieutiques ou de gibier), il faut une organisation du travail qui ne soit pas verticale – nous dirions aujourd’hui patriarcale, mais au sens scientifique de ce terme – mais plutôt horizontale, faisant appel à la participation consentie de chacun. Or, ce que Chapoutot ignore, c’est que ce modèle n’est qu’une variante de la « fabrique du consentement » théorisée aux Etats-Unis à la même époque, entre autres par Edouard Bernays – lui-même issu d’une famille germanique, de surcroît juif – et donc n’a rien de spécifique au nazisme lui-même, puisque la suscitation de l’adhésion collective y était au contraire regardée comme une nécessité managériale engendrée par le système démocratique où l’on n’impose rien au peuple, mais où l’on peut le manipuler pour fabriquer son consentement.
Chapoutot s’attarde sur le cas de Reinhard Höhn, professeur de Droit à Berlin puis à Iéna, adhérent du parti nazi dès l’accession d’Hitler au pouvoir. Entré dans la SS en 1934, il y gravit rapidement les grades militants jusqu’à devenir un général SS, lui qui n’a jamais pratiqué le métier des armes ; un général d’opérette donc, un opéra sanglant sans doute mais des galons d’opérette tout de même, la SS n’étant pas l’armée à proprement parler, et lui-même n’ayant jamais combattu. Les médias à sensation parlent d’un « général SS devenu professeur », alors que c’est plutôt un professeur bombardé général par extravagance du militantisme nazi, comme on pourrait parler inversement d’un militant hissé au grade de docteur. Chapoutot enseigne que le principe de management selon Höhn est la délégation de responsabilité, consistant à confier une mission au subordonné : celui-ci dispose donc d’une certaine autonomie dans le choix des moyens à mettre en œuvre. En contrepartie de cette autonomie de décision de l’acteur sur le terrain, celui qui se trompe doit en assumer les conséquences : la culpabilité de l’échec ne revient donc pas au donneur d’ordre, mais à son exécutant. Il y a sans doute quelque chose de discutable dans cette manière de commander, mais encore une fois, pourquoi l’attribuer au nazisme ? Ceci n’est pas nouveau en Allemagne, c’est une méthode héritée des principes prussiens de la guerre, où l’acteur le plus proche de l’action menée dispose d’une liberté certaine dans la prise de décision – sans doute un héritage des chevaliers teutoniques fondateurs de la Prusse. C’est donc une invention prussienne, et avec la sujétion de toute l’Allemagne à la Prusse à partir de 1871, c’est devenu allemand en général.
Le IIIe Reich, gouvernant une société aussi moderne que l’Amérique à la même époque, croit en un décuplement de force par la joie (Krafft durch freude) : il réfléchit à l’ergonomie, l’hygiène au travail, l’aération des lieux de production, l’éclairage, l’esthétique de ces lieux, les loisirs, les congés payés ; il organise des sorties d’entreprise, des randonnées, des croisières, tout ce qui revient au comité d’entreprise. Il s’agit de motiver, de régénérer le travailleur exténué par sa tâche, donc, effectivement, de mieux le rentabiliser. Après la guerre, Höhn ouvrit une école de management à Bad-Harzburg, dans l’ancien duché de Brunswig en Basse-Saxe. Il rédigea des ouvrages de management devenus des classiques, mais qui ne faisaient que concurrencer le modèle américain. Ce qui est vrai, c’est que son école a été la pépinière des cadres allemands de l’après-guerre, et que les principes de management qu’il avait professés auparavant ont été perpétués.
Ce qui est encore vrai, dans la thèse de Chapoutot – à défaut d’être nouveau – c’est la possibilité qu’offre le management moderne de manipuler les acteurs par la dynamique des groupes. Mais Edouard Bernays et ses successeurs ont démontré que la démocratie est un système bien plus efficace pour fabriquer le consentement. Il semble donc que Chapoutot soit victime d’un effet loupe produit par le mauvais souvenir que l’Allemagne hitlérienne a laissé à l’Europe, comme si l’Allemagne moderne avait été inventée par le IIIe Reich, et donc, comme si tout ce qui a été inventé en Allemagne devait être marqué du sceau de l’infamie. Il se trouve que l’Allemagne a été la mère du XXe siècle par la qualité de ses scientifiques et, jusqu’en 1945, souvent en avance sur ses concurrentes : on pense à la chimie, la physique, l’aéronautique… Le IIIe Reich n’a rien créé de tout cela, au contraire, le régime d’oppression nazi, comme tout régime d’oppression, a contribué à faire tomber l’Allemagne de son piédestal scientifique : la même chose est arrivée à la Russie devenue communiste. On peut ne pas aimer le management moderne, c’est un droit, on peut lui préférer la gestion paternaliste dans la France d’autrefois, c’est aussi un droit, ce peut être un sentiment, une préférence ; mais la reductio ad hitlerum, si elle est une pratique à la mode, trahit chez ce docteur en histoire un manque de rigueur auquel malheureusement, l’université française nous a habitués, ce pourquoi, précisément, tant d’étudiants lui préfèrent l’enseignement réaliste dispensé dans nos écoles.
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